- Afin
de satisfaire une commande du maire de son village, avec tout son
matériel, toile, coffret de gouache fine, huile,
essence térébenthine, palette, Gaspard peintre de profession
s'installa au milieu d'une vaste prairie. Au loin des montagnes, un
village, des forêts, une rivière.
Arrivé
à soixante-dix ans, veuf, l'arthrose ayant pris possession de son
corps et plus particulièrement de ses mains, il ne pouvait plus
comme dans sa jeunesse parcourir villes et campagnes avec autant
d'énergie. Cette commande serait son ultime chef-d’œuvre.
Nous
étions en mars, le printemps commençait à faire bourgeonner la
nature.
Les
arbres à bout de fleurs exaltaient la vie du printemps, le soleil
brillait faisait ressortir chaque pierre, maison, insecte. La terre
et le ciel s'harmonisaient. La rivière serpentait joyeusement au
milieu du champ, le village sommeillait sur la droite, au loin, la
montagne se dressait fièrement recouverte d'une abondante chevelure
de sapins verts. Un chemin caillouteux passait devant les premières
maisons grises construites avec de grosses pierres meulières.
Installé
sur son petit pliant il commença à tracer au fusain les contours de
ce qu'il voyait. Il tapota quelques touches de couleur par-ci par-là,
traduisant le futur tableau.
Une
semaine s'écoula, le travail commençait à prendre réalité.
Le
travail avançant, fin de l’après-midi, notre peintre se
releva, recula de quelques pas, étudia son œuvre. Satisfait, il
commença à ranger tranquillement ses affaires. Soudain, une voix
derrière lui.
-
Oh ! c'est joli ce que tu as fait monsieur .
Se
retournant il vit une fillette d'environ une dizaine d'années.
-
Oui, merci, bien sûr, enfin je crois.
-
Et tu as terminé ?
-
Quelle question, bien entendu.
-Ah ?
je croyais... pourtant...
La
fillette s'enfuit en riant.
Au
moment de se coucher, sa tisane avalée, il se remémora la scène.
-Tiens
se dit-il, un détail m'a-t-il échappé ? la semaine prochaine
je retournerai voir ce que j'ai oublié.
La
semaine passa.
Au
même endroit, il posa son chevalet, sorti tubes, pinceaux, posa la
toile devant lui éleva son regard simultanément entre le paysage et
la toile. De longues heures s'égrenèrent. Il pensait en avoir
terminé, le spectacle lui fit reconsidérer son travail.
Quelques
fleurs avaient augmenté leurs couleurs, d'autres sur les effets des
rayons ardents du soleil commençaient à défraîchir. Des buissons
de roses embaumaient l’atmosphère
Au
loin, des sapins avaient un vert plus foncé, la rivière en décrue
par la chaleur avait un débit plus lent. Un autre décor s'était
amorcé, le déroutant. L'été approchait.
Gaspard
changea certaines teintes, modifia quelques détails, ajouta quelques
silhouettes.
Satisfait,
il rangea son matériel. Il sentit une présence, la fillette de la
semaine passée fixait la scène.
-
Tu sais, sans te fâcher, je préfère celui-ci.
-
Merci, tu as l'air de t'y connaître en peinture ?
-
Un peu, oui, à bientôt, quand reviens-tu pour le finir ?
-
Mais... il est fini.
La
fillette s'enfuit en riant puis, se retournant :
-
À la semaine prochaine alors !
Troublé
par ces paroles, il revint sur le lieu de son travail. Le calvaire de
notre gentil peintre commença.
À
chaque fois qu'il reprenait son travail, il trouvait des herbes plus
hautes, des fruits plus mûrs, des chemins plus poussiéreux, de
multiples papillons voletaient dans l'air. La forêt, à cause des
bûcherons, avaient perdu de son abondante chevelure, faisant
d'horribles tonsures. Parfois le temps se refroidissait, les
cheminées laissaient échapper des fumées blanches ou grises selon
le bois brûlé dans les âtres.
Têtu
mais naïf, Gaspard continuait son chemin de croix pensant à chaque
fois avoir parachevé sa toile.
Et
toujours présente, la blonde fillette qui le taquinait.
Au
fur et à mesure que les semaines passaient, il devint une star dans
la contrée. Les gens, intrigués, venaient des villages environnants
pour lui rendre visite et admiraient la patience de cet homme qui,
avec courage, modifiait constamment toutes les valeurs de cette
impétueuse nature. Des paris circulaient avec un enjeu, savoir la
date de la finalité du tableau.
Un
soir il pensa mettre la dernière touche.
Seulement,
les fruits se cueillent, les blés sont fauchés, le soleil diminue
d'intensité, de petits vignobles sont en effervescences, une autre
saison pointe son nez. C'était l'automne.
Des
vents accumulent de gros nuages, les feuilles tombent, le roux
remplace le doré, le gris succède au bleu, les jours s'amenuisent.
La
nature mystérieuse le força à mettre sur la toile d'autres touches
de couleurs.
Un
midi, après avoir dégusté son casse-croûte, il sommeillait. Il
entendit la voix de la fillette.
-
Alors, tu es satisfait ?
La
fillette, les mains sur les hanches le narguait.
Gêné:
-
J'avoue que ma tâche est complexe, mais je crois quand même pouvoir
y arriver.
Un
grand rire
-
Bon, je reviendrai dans quelques semaines.
Gaspard
commença à se tourmenter.
Il
continua à peindre. Après de longues semaines, l'arthrose de ses
mains le faisant souffrir, il s'arrêta afin de prendre du repos.
Un
matin, il sentit comme une curieuse atmosphère, il se leva et ouvrit
la fenêtre. De gros flocons de neige tombaient. L'hiver était là.
Bien
couvert, Gaspard se dirigea vers l'emplacement des premiers jours.
Emmitouflé dans une longue cape, un cache-col sous le nez, les pieds
dans de grosses chaussures moelleuses, ganté de mitaines, un bonnet
sur la tête, notre peintre continua inlassablement son œuvre. Le
blanc, le gris, des tons plus neutres commencèrent à remplacer sur
la toile les couleurs vives de l'automne.
De
nouveau la vie changeait de visage. Sous l'épaisse couche neigeuse,
plus de chemin, plus de prairie, la rivière par endroits, était
prise par des glaces et des enfants téméraires s'amusaient à
glisser, bravant l'élément liquide qui coulait, invisible sous le
froid miroir.
Gaspard,
de loin, sous les flocons qui tombaient ressemblait à un gros
bonhomme de neige. La fillette revenue, mutine, lui lançait des
boules de neige. Un jeu qui échauffe les enfants mais qui agace
fortement les adultes.
Au
bout de quelques semaines de touches et de retouches, Gaspard fut à
nouveau réjoui de son travail.
On
pouvait, maintenant, admirer sur la toile un paysage hivernal
agrémenté de taches sombres qui laissaient deviner des enfants en
mouvement. Des cheminées plus nombreuses laissaient échapper de la
fumée plus épaisse. Le chemin déblayé par endroits par les
villageois, serpentait au milieu d' une couverture blanche. La
montagne vieillissait sous sa chevelure poivre et sel. Le
tableau, au charme différent, devenait plus austère.
Notre
naïf paysagiste avait oublié que la terre tournerait, qu'elle se
redresserait, qu'elle danserait comme une toupie autour du soleil. À
un moment, la neige fondrait, les courants reprendraient de la
vigueur, que les arbres respireraient à nouveau, débarrassés du
poids des couches neigeuses, que quelques merles
commenceraient à siffler le matin, qu'il y aurait de la boue
partout.
Assis,
accablé, débarrassé de ses gros vêtements d'hiver, Gaspard laissa
couler des larmes de désespoir.
Tenace,
il se remit au travail. À partir de ce moment il souffrit le
martyre. La nature qui jusqu'à présent semblait sommeiller, avait
accéléré son rythme de vie.
De
jour en jour des éléments étranges se succédèrent. L'eau
s'évaporait, la boue séchait, l'astre jaune prenait une courbe
différente dans l'azur. Une douce chaleur envahissait insectes,
oiseaux, grand-mères, enfants et amoureux. Les arbres
bourgeonnaient, les enfants aussi. De tendres feuilles
apparaissaient, des fleurs s'ouvraient, des fruits mûrissaient. Un
nouveau spectacle faisait tourner la tête de Gaspard.
Angoissé,
il cherchait à chaque moment de trouver d'autres couleurs, d'autres
tons, il découvrait et retraçait constamment d'autres formes,
d'autres sujets. Il devenait fou et pensait que dame nature lui
jouait la comédie.
Et
puis, et puis, soudain, avec son œil expérimenté d'artiste, il
s'aperçut que le tableau qui se figeait sur la toile avait la même
allure qu' à la même date de l'année précédente.
Les
arbres à bout de fleurs exaltaient la vie du printemps, le soleil
brillait faisait ressortir chaque pierre, maison, insectes. La terre
et le ciel s'harmonisaient. La rivière serpentait joyeusement au
milieu du champ, le village sommeillait sur la droite, au loin, la
montagne se dressait fièrement recouverte d'une abondante chevelure
de sapins verts. Un chemin caillouteux passait devant les premières
maisons grises construites avec de grosses pierres meulières.
-
Alors toujours là?
La
fillette, grandit, lui souriait.
-
Tu le vois bien.
-
Et... tu vas rester encore longtemps ?
-
Non, je suis très fatigué et je n'ai plus envie de peindre, au
revoir.
-
Adieu monsieur.
Le
tableau fut accroché dans la salle des mariages de la mairie du
petit village.
À
certaines heures, un gardien fut spécialement chargé de le
surveiller et raconter aux visiteurs son histoire. Il parle, parle,
parle.
Gaspard
finit ses jours dans une maison de retraite.
Souvent,
espiègle, incognito, il se mélangeait à la foule des visiteurs
incrédules
Fin
PS Le tableau qui accompagne le texte est " le peintre Monet dans la forêt de Fontainebleau "peint par Alfred Sisley vers 1865