samedi 5 février 2022

L'éternel tableau


  • Afin de satisfaire une commande du maire de son village, avec tout son matériel, toile, coffret de gouache fine, huile, essence térébenthine, palette, Gaspard peintre de profession s'installa au milieu d'une vaste prairie. Au loin des montagnes, un village, des forêts, une rivière.

Arrivé à soixante-dix ans, veuf, l'arthrose ayant pris possession de son corps et plus particulièrement de ses mains, il ne pouvait plus comme dans sa jeunesse parcourir villes et campagnes avec autant d'énergie. Cette commande serait son ultime chef-d’œuvre.

Nous étions en mars, le printemps commençait à faire bourgeonner la nature.

Les arbres à bout de fleurs exaltaient la vie du printemps, le soleil brillait faisait ressortir chaque pierre, maison, insecte. La terre et le ciel s'harmonisaient. La rivière serpentait joyeusement au milieu du champ, le village sommeillait sur la droite, au loin, la montagne se dressait fièrement recouverte d'une abondante chevelure de sapins verts. Un chemin caillouteux passait devant les premières maisons grises construites avec de grosses pierres meulières.

Installé sur son petit pliant il commença à tracer au fusain les contours de ce qu'il voyait. Il tapota quelques touches de couleur par-ci par-là, traduisant le futur tableau.

Une semaine s'écoula, le travail commençait à prendre réalité.

Le travail avançant, fin de l’après-midi, notre peintre se releva, recula de quelques pas, étudia son œuvre. Satisfait, il commença à ranger tranquillement ses affaires. Soudain, une voix derrière lui.

- Oh ! c'est joli ce que tu as fait monsieur .

Se retournant il vit une fillette d'environ une dizaine d'années.

- Oui, merci, bien sûr, enfin je crois.

- Et tu as terminé ?

- Quelle question, bien entendu.

-Ah ? je croyais... pourtant...

La fillette s'enfuit en riant.

Au moment de se coucher, sa tisane avalée, il se remémora la scène.

-Tiens se dit-il, un détail m'a-t-il échappé ? la semaine prochaine je retournerai voir ce que j'ai oublié.

La semaine passa.

Au même endroit, il posa son chevalet, sorti tubes, pinceaux, posa la toile devant lui éleva son regard simultanément entre le paysage et la toile. De longues heures s'égrenèrent. Il pensait en avoir terminé, le spectacle lui fit reconsidérer son travail.

Quelques fleurs avaient augmenté leurs couleurs, d'autres sur les effets des rayons ardents du soleil commençaient à défraîchir. Des buissons de roses embaumaient l’atmosphère

Au loin, des sapins avaient un vert plus foncé, la rivière en décrue par la chaleur avait un débit plus lent. Un autre décor s'était amorcé, le déroutant. L'été approchait.

Gaspard changea certaines teintes, modifia quelques détails, ajouta quelques silhouettes.

Satisfait, il rangea son matériel. Il sentit une présence, la fillette de la semaine passée fixait la scène.

- Tu sais, sans te fâcher, je préfère celui-ci.

- Merci, tu as l'air de t'y connaître en peinture ?

- Un peu, oui, à bientôt, quand reviens-tu pour le finir ?

- Mais... il est fini.

La fillette s'enfuit en riant puis, se retournant :

- À la semaine prochaine alors !

Troublé par ces paroles, il revint sur le lieu de son travail. Le calvaire de notre gentil peintre commença.

À chaque fois qu'il reprenait son travail, il trouvait des herbes plus hautes, des fruits plus mûrs, des chemins plus poussiéreux, de multiples papillons voletaient dans l'air. La forêt, à cause des bûcherons, avaient perdu de son abondante chevelure, faisant d'horribles tonsures. Parfois le temps se refroidissait, les cheminées laissaient échapper des fumées blanches ou grises selon le bois brûlé dans les âtres.

Têtu mais naïf, Gaspard continuait son chemin de croix pensant à chaque fois avoir parachevé sa toile.

Et toujours présente, la blonde fillette qui le taquinait.

Au fur et à mesure que les semaines passaient, il devint une star dans la contrée. Les gens, intrigués, venaient des villages environnants pour lui rendre visite et admiraient la patience de cet homme qui, avec courage, modifiait constamment toutes les valeurs de cette impétueuse nature. Des paris circulaient avec un enjeu, savoir la date de la finalité du tableau.

Un soir il pensa mettre la dernière touche.

Seulement, les fruits se cueillent, les blés sont fauchés, le soleil diminue d'intensité, de petits vignobles sont en effervescences, une autre saison pointe son nez. C'était l'automne.

Des vents accumulent de gros nuages, les feuilles tombent, le roux remplace le doré, le gris succède au bleu, les jours s'amenuisent.

La nature mystérieuse le força à mettre sur la toile d'autres touches de couleurs.

Un midi, après avoir dégusté son casse-croûte, il sommeillait. Il entendit la voix de la fillette.

- Alors, tu es satisfait ?

La fillette, les mains sur les hanches le narguait.

Gêné:

- J'avoue que ma tâche est complexe, mais je crois quand même pouvoir y arriver.

Un grand rire

- Bon, je reviendrai dans quelques semaines.

Gaspard commença à se tourmenter.

Il continua à peindre. Après de longues semaines, l'arthrose de ses mains le faisant souffrir, il s'arrêta afin de prendre du repos.

Un matin, il sentit comme une curieuse atmosphère, il se leva et ouvrit la fenêtre. De gros flocons de neige tombaient. L'hiver était là.

Bien couvert, Gaspard se dirigea vers l'emplacement des premiers jours. Emmitouflé dans une longue cape, un cache-col sous le nez, les pieds dans de grosses chaussures moelleuses, ganté de mitaines, un bonnet sur la tête, notre peintre continua inlassablement son œuvre. Le blanc, le gris, des tons plus neutres commencèrent à remplacer sur la toile les couleurs vives de l'automne.

De nouveau la vie changeait de visage. Sous l'épaisse couche neigeuse, plus de chemin, plus de prairie, la rivière par endroits, était prise par des glaces et des enfants téméraires s'amusaient à glisser, bravant l'élément liquide qui coulait, invisible sous le froid miroir.

Gaspard, de loin, sous les flocons qui tombaient ressemblait à un gros bonhomme de neige. La fillette revenue, mutine, lui lançait des boules de neige. Un jeu qui échauffe les enfants mais qui agace fortement les adultes.

Au bout de quelques semaines de touches et de retouches, Gaspard fut à nouveau réjoui de son travail.

On pouvait, maintenant, admirer sur la toile un paysage hivernal agrémenté de taches sombres qui laissaient deviner des enfants en mouvement. Des cheminées plus nombreuses laissaient échapper de la fumée plus épaisse. Le chemin déblayé par endroits par les villageois, serpentait au milieu d' une couverture blanche. La montagne vieillissait sous sa chevelure poivre et sel. Le tableau, au charme différent, devenait plus austère.

Notre naïf paysagiste avait oublié que la terre tournerait, qu'elle se redresserait, qu'elle danserait comme une toupie autour du soleil. À un moment, la neige fondrait, les courants reprendraient de la vigueur, que les arbres respireraient à nouveau, débarrassés du poids des couches neigeuses, que quelques merles commenceraient à siffler le matin, qu'il y aurait de la boue partout.

Assis, accablé, débarrassé de ses gros vêtements d'hiver, Gaspard laissa couler des larmes de désespoir.

Tenace, il se remit au travail. À partir de ce moment il souffrit le martyre. La nature qui jusqu'à présent semblait sommeiller, avait accéléré son rythme de vie.

De jour en jour des éléments étranges se succédèrent. L'eau s'évaporait, la boue séchait, l'astre jaune prenait une courbe différente dans l'azur. Une douce chaleur envahissait insectes, oiseaux, grand-mères, enfants et amoureux. Les arbres bourgeonnaient, les enfants aussi. De tendres feuilles apparaissaient, des fleurs s'ouvraient, des fruits mûrissaient. Un nouveau spectacle faisait tourner la tête de Gaspard.

Angoissé, il cherchait à chaque moment de trouver d'autres couleurs, d'autres tons, il découvrait et retraçait constamment d'autres formes, d'autres sujets. Il devenait fou et pensait que dame nature lui jouait la comédie.

Et puis, et puis, soudain, avec son œil expérimenté d'artiste, il s'aperçut que le tableau qui se figeait sur la toile avait la même allure qu' à la même date de l'année précédente.

Les arbres à bout de fleurs exaltaient la vie du printemps, le soleil brillait faisait ressortir chaque pierre, maison, insectes. La terre et le ciel s'harmonisaient. La rivière serpentait joyeusement au milieu du champ, le village sommeillait sur la droite, au loin, la montagne se dressait fièrement recouverte d'une abondante chevelure de sapins verts. Un chemin caillouteux passait devant les premières maisons grises construites avec de grosses pierres meulières.

- Alors toujours là?

La fillette, grandit, lui souriait.

- Tu le vois bien.

- Et... tu vas rester encore longtemps ?

- Non, je suis très fatigué et je n'ai plus envie de peindre, au revoir.

- Adieu monsieur.

Le tableau fut accroché dans la salle des mariages de la mairie du petit village.

À certaines heures, un gardien fut spécialement chargé de le surveiller et raconter aux visiteurs son histoire. Il parle, parle, parle.

Gaspard finit ses jours dans une maison de retraite.

Souvent, espiègle, incognito, il se mélangeait à la foule des visiteurs incrédules

Fin


PS Le tableau qui accompagne le texte est " le peintre Monet dans la forêt de Fontainebleau "peint par Alfred  Sisley vers 1865

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